L’éthique du libéralisme en question

Dans ce texte programmatique, Bernard Esambert, après avoir situé la problématique des travaux de la Fondation, formule douze points (concepts ou questions) qui doivent guider la réflexion pour l’établissement d’une Charte universelle des règles éthiques du libéralisme. C’est dans ce cadre qu’ont lieu nos conférences. Nous souhaitons également recueillir vos avis, réflexions et commentaires.

L’espèce humaine ressemble furieusement à un véhicule en pleine accélération, conduit par d’innombrables pilotes vers un avenir incertain.

Tout a commencé dans les années 1960, quand le commerce mondial s’est mis à croître beaucoup plus rapidement que la richesse (le PNB) mondiale. Le progrès et un rythme effréné des moyens de transports des produits et les informations ont accéléré le mouvement.

Aujourd’hui les échanges internationaux représentent plus du tiers du PNB mondial et nous travaillons tous deux jours sur trois pour l’exportation. Les exportations d’usines puis des laboratoires de recherches pour suivre et naturaliser les produits, donc les transferts de capitaux ont suivi.

Ainsi est née la mondialisation dont on nous rebat les oreilles. La libéralisation des marchés ainsi que la financiarisation de la sphère économique ont fait le reste, et nous vivons désormais dans un monde de marchands produisant massivement du confort matériel, des services et des images. Le contexte est celui d’un combat économique qui a transformé la planète en champ de bataille, sans morale ni spiritualité. Si sur le plan matériel, le libéralisme des temps modernes a apporté la satisfaction des besoins vitaux à des centaines de millions d’individus, il a creusé l’écart entre une société de consommation qui déborde de biens matériels et d’images pour les uns sans procurer un minimum vital décent pour les autres.

Sans doute la source de nos passions est-elle l’amour de soi. Mais elle se double d’une réciprocité, l’assujettissement à l’autre. On n’est jamais quitte à l’égard d’autrui car on se construit au contact de l’autre. L’homme seul ne peut survivre et c’est dans le contact avec ses semblables, avec le groupe, qu’il apprend les codes de la société : sortie de soi, solidarité, compassion. Tant il est vrai que pour prospérer depuis des centaines de milliers d’années le sapiens a eu besoin des autres pour survivre. La morale est peut-être d’abord génétique mais elle peut s’imposer aussi à nous sans notre consentement, sans qu’il nous soit possible de nous dérober. Je suis « malgré moi pour les autres ». Nulle magnanimité, c’est mon destin d’homme façonné par d’innombrables générations et par ma construction auprès des autres. Si je suis homo empathicus, c’est par nécessité.

Car même si la vie était appropriation et assujettissement des plus faibles, si rien n’était ni bon ni mauvais, le plus efficace devenait sans limite le plus fort, la violence devrait malgré tout s’apprivoiser, faute de quoi son coût, dans une société composée de maîtres et d’esclaves, risquerait de devenir inacceptable

Il s’agit dorénavant d’envisager un libéralisme éclairé prenant en considération la notion de solidarité au sein de l’espèce humaine. Sans oublier la justice, l’un des tous premiers concepts inventés par l’homo sapiens sapiens. Les États responsables de la préparation de l’avenir sont devenus des États du palliatif dispensateurs de protection et de consolation. Partout l’injustice est dénoncée mais elle persiste sous de multiples visages comme celui, honteux, du chômage. La mondialisation s’est développée beaucoup plus rapidement que ses nécessaires régulations et l’apparition d’un code éthique au niveau mondial.

C’est sur ces plans qu’il convient désormais d’agir pour mettre de l’ordre dans notre image du monde et pour que le libéralisme, remarquable facteur de développement, reste un moyen et ne se transforme pas en une religion sans garde-fous.

Le siècle des lumières prétendait émanciper l’homme du despotisme et des préjugés. Les temps modernes ont enfanté un capitalisme généralisé à l’ensemble de la planète, un libéralisme appliqué presque partout sans bénéficier du respect général. Pour beaucoup ce capitalisme use et corrompt et crée ainsi les germes de sa destruction, d’ailleurs peu probable tant il a triomphé de multiples cancers. La culture-monde est loin de déboucher sur un consensus dans ce domaine. Car la réflexion économique a pris son autonomie par rapport à la morale. La crise récente a braqué les projecteurs sur ce divorce. Faute du principe d’équité et de responsabilité socio-économique, les marchés se sont financiarisés et l’appât du gain a succédé au « doux commerce ». De la Grèce antique à l’Europe du Moyen-âge l’analyse économique était une branche de la morale et de la théologie. Et pour Adam Smith, l’un des « pères fondateurs » de la science économique, l’économie qu’il analysait dans « La Richesse des Nations » (1776) n’était pleinement efficace dans la production et la distribution de richesses, dans une société et un Etat bien gouverné, que si elle reposait sur un socle moral solide et généralisé, décrit dans « The Theory of Moral Sentiments » (1759-1790). Les phases d’essor de l’économie marchande ont conduit l’économie à devenir politique dans son rôle majeur dans l’évolution des sociétés. Depuis quelques décennies et surtout quelques années l’appât du gain a transformé de nombreux nouveaux maîtres du monde en spéculateurs sans garde-fous : l’homo economicus est en train de devenir surtout un spéculateur financier davantage qu’un marchand ou un consommateur.

Le libéralisme s’est adossé, il y a longtemps, à des valeurs incontestables : l’honnêteté, le respect des autres et de la parole donnée, le travail et le bel ouvrage, la transmission du savoir… Dans nos sociétés modernes, ces valeurs sont épisodiquement devenues presque dérisoires.

Le capitalisme égalitaire, c’est un bateau sans voile, sans moteur et sans timonier mais la gestion actuelle des gains financiers, des salaires, bonus, retraites garanties des managers commence à donner une image dégénérée du capitalisme. Comment demander des sacrifices à ceux qui ne partagent pas équitablement les résultats d’une entreprise. Un tel système bloque tout espoir de consensus. D’où la nécessité d’une nouvelle sagesse prenant en compte une responsabilité intergénérationnelle, l’aspiration à une société plus juste et la notion du bien commun. Dans ce domaine la sphère économique ne se distingue pas des autres sphères de la vie sociale.

Il ne sert à rien de danser la danse du scalp devant le libéralisme et de vouer le libéralisme aux gémonies, il faut simplement le doter d’un code moral qui le rende acceptable à la majorité. Qui recrée un peu de vertu et de grâce dans le système en déclinant l’immense désir de justice et de dignité de l’homme du XXIème siècle. Confucius notait que ne pas agir quand la justice commande c’est de la lâcheté. Le juste est la seule règle du confucéen dans les affaires du monde. Confucius, toujours lui, avait défini de la façon suivante le principe qui pourrait servir de guide pour toutes les actions de la vie : « Ne jamais faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent. »

La partie du monde qui a fait le tour du supermarché aux cent mille produits serait bien inspirée de mettre en place sans postures morales excessives un capitalisme moins gaspilleur de ressources rares et de génie créateur, d’anticiper un peu sur le mouvement en faisant rattraper la science par le politique. Comme la démocratie, le libéralisme est le moins mauvais des systèmes mais il est loin d’être parfait. La frilosité des politiques qui se contentent de gérer l’histoire telle qu’elle existe est dérisoire. Quand « les ruines menacent de recouvrir les espérances », il est temps d’agir.

Par un gigantesque effort d’éducation, principale source de valeurs dans l’évolution du monde. Et ceci au moment où dans nombreux pays les dépenses d’éducation baissent en proportion du produit intérieur brut tandis qu’une crise des vocations liée aux bas salaires et au standing social insuffisant des enseignants risque de conduire à un désamorçage des systèmes d’enseignement à la base.

Par la satisfaction d’une revendication de justice et d’éthique qui déborde des croyances religieuses. Car pour beaucoup, qui ne reprennent pas à leur compte la formule attribuée à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », un code moral peut se concevoir indépendamment de toute base religieuse. Dans la mesure où l’humanité a tout expérimenté depuis les quelques milliers d’années que l’homme a commencé à penser, un code éthique ne pourrait-il être bâti à partir des convergences et des domaines communs que l’on peut observer entre différentes religions comme le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam ; et les grands principes que l’humanité a adoptés sans toutefois toujours les appliquer comme les droits de l’homme issus des révolutions américaine de 1776 et française de 1789.

La mondialisation s’est développée beaucoup plus rapidement que ses nécessaires régulations et l’apparition d’un code éthique au niveau mondial. C’est sur ces deux plans qu’il convient désormais d’agir pour mettre de l’ordre dans notre image du monde.

Côté régulation les organismes sont trop dispersés : l’ONU, l’OTAN et les États-Unis pour la gendarmerie du monde, la Banque Mondiale, le FMI, le G2, le G8, G73, … pour l’économie. Tous et toutes datent d’années récentes à l’exception de l’OMC, d’ailleurs imaginée dans les accords de Bretton Woods. Il apparaît évident que le monde ne pourra faire l’économie d’une organisation confédérale, débouchant sur un minimum de fédéralisme, lui permettant de mettre de l’ordre dans la guerre économique.

Certains lisent l’économie comme une religion avec son Dieu, sa bible et son clergé. Quant à nous autres sécularisés, prenons la distance qui convient. Le propre d’une idéologie est de se transformer en une vérité qui ne doit pas être débattue ; l’économie est en train de devenir une telle idéologie. Elle a ses mythes, ses espoirs, ses croyances, ses druides, son ciel et sa terre. Les hommes s’aiment assez pour supporter d’être ensemble mais pas de devoir partager leurs biens. Comment modérer la passion de la concurrence avec un peu de cet amour du prochain ? Telle est une des autres questions posées au libéralisme. Nous sommes une fois de plus plongés dans une crise du sens. Et nombreux sont ceux qui sont prêts à suivre le premier gourou venu ; actualisant ainsi la célèbre formule de Marx sur la religion, opium du peuple. La modernité serait-elle un don vénéneux ? Un pape dénonce : « La mondialisation de l’indifférence ». Notre patrimoine génétique se réveille épisodiquement et nous fait donner dans la compassion ou l’humanitaire et invoquer la fraternité oubliée. Ainsi récupère-t-on par ces « orages émotionnels » la dimension biologique de la parenté entre les hommes.

Il y a une mondialisation idéale, celle où le progrès de chacun contribue au progrès de tous. Mais comme l’a écrit François Perroux, le progrès n’est pas une « fatalité heureuse » ; il dépend de la persévérance dans l’effort et le risque est grand que la jungle de l’inconnu n’entraîne un retour aux idées simples comme l’extrême nationalisme, le racisme ou l’intégrisme. Les chevaux de l’apocalypse ne sont jamais très loin.

Rêvons d’un dialogue entre Averroès, Maïmonide, Saint Thomas d’Aquin et Aristote qui réanimerait l’entrelacs des révélations et de la raison. D’un pari de Pascal étendu à l’ensemble de l’irrationnel et du rationnel. La raison et la foi s’adossant, quoi de plus humain pour faire face à nos interrogations.

Une sagesse pourrait s’en dégager, libre d’ailleurs de toute tutelle religieuse car résultant de la pluralité religieuse, surtout si l’on fait également appel à quelques prix Nobel de la paix, responsables d’ONG, grands scientifiques et philosophes connus pour leur qualité humaine (des entrepreneurs d’humanité) et quelques libres penseurs et fervents partisans des droits de l’homme.

Car nous sommes tous des enfants d’Abraham, de la raison, de la sagesse. L’islam n’est pas forcément la solution, pas davantage que le seul christianisme ou le judaïsme. C’est leur somme et le respect de l’autre qui peuvent nous rapprocher du ciel ou du sens sans nous faire perdre le contact avec le sol à condition que nous abattions nos idoles sources d’égoïsme et d’intolérance pour ajouter à l’important chiffrable l’essentiel qui échappe aux chiffres. Il arrive que des idées déchirent la pensée comme des poids trop lourds déchirent les muscles. Un code éthique élaboré par un cénacle composé de représentants des religions et complété on l’a vu par d’autres « entrepreneurs d’humanité », notamment agnostiques, consoliderait de jeunes démocraties un peu partout dans le monde, freinerait l’absentéisme du cœur qui accompagne souvent la concurrence sans frein. De nombreuses prémisses d’un tel code éthique des temps modernes existent. Le congrès mondial des imams et des rabbins, les Nations Unies, au travers de réunions initiées par Kofi Annan (Global Compact 1999), le parlement des religions du monde et l’OCDE ont chacun de leur côté exploré le champ général de l’éthique.

L’intérêt de la réunion suggérée ici de tous ces grands sages regroupant les forces vives de toutes les spiritualités serait de dire une Parole, la parole de dieux qui ne se combattent plus, chaque religion devant trouver son chemin vers ce fond commun et lutter contre son propre sectarisme.

Dans les grandes religions monothéistes, à des degrés divers, Dieu parle à l’homme qu’il souhaite pleinement responsable. Tout homme est jugé sur ses actes. Il appartient donc à l’homme de rassembler les étincelles divines et d’humaniser le monde. Dans « Les origines du christianisme » Renan écrivait déjà : « La morale est entrée dans la religion ; la religion est devenue morale. L’essentiel, ce n’est plus le sacrifice matériel. C’est la disposition du cœur, c’est l’honnêteté de l’âme qui est le véritable culte […]. Le règne de la justice, oui, telle est bien la loi de ces anciens prophètes […] ».

Il ne s’agit pas d’effectuer la synthèse entre économie et morale mais d’envisager une nouvelle façon d’appliquer la morale à l’économie afin de donner un nouveau souffle à notre système économique actuel. Et ceci au travers d’une « convention » de personnalités mondiales débouchant sur une « charte éthique du libéralisme » suivie de sa très large diffusion multilingue et multimédia.

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Dans cet esprit le premier concept qui vient à l’esprit est bien entendu celui de justice. Pascal a raison de rappeler que les gens n’obéissent aux lois que parce qu’ils les croient justes. Le mot justice désigne des exigences morales qui se situent au plus haut sur l’échelle de l’utilité sociale et qui sont même source d’une obligation suprême. Ce n’est pas forcément le rôle des chefs d’entreprise et des économistes d’administrer la justice mais sa véritable liberté sous-jacente. Repose-t-elle sur un ensemble d’états (la bonne santé, un logement décent, la possibilité de se nourrir, de lire, d’écrire, d’accéder à un minimum d’éducation) sur lesquels la convention pourrait se pencher et fixer au monde des entreprises quelques règles de comportements afin que chacun puisse mener une existence décente. Étant entendu que les chefs d’entreprise ne sont pas pour autant lourds de destin moraux. Étant entendu aussi que si la concurrence est une règle du jeu extraordinairement efficace du monde économique libéral rien n’interdit de la réguler par un « code de la route », le but restant toujours de gagner c’est-à-dire d’obtenir en permanence la plus grande rentabilité pour les capitaux investis ; ce qui n’empêche pas de semer le chemin des entreprises de contributions à l’équilibre social, à condition d’être sûr que la très grande majorité d’entre elle continuera à progresser. En cela le système capitaliste fondé sur la plasticité et la capacité d’adaptation d’un très grand nombre d’unités, offre infiniment plus de souplesse que les systèmes marxistes où la stratégie des entreprises consiste souvent à exécuter des instructions venues de l’extérieur. Si le cœur humain goûte les idées de bien et de perfection dont il s’éloigne dans la pratique, les entreprises ne pourraient-elles fréquenter pour s’en imprégner les mêmes concepts ?

Le second concept qui fonde la vie en société est celui de dignité humaine. Tout portrait de l’homme exprime une élévation, un souci de l’autre, un objectif de coexistence fraternelle déjouant la malédiction du meurtre d’Abel par Caïn. La dignité humaine est l’une des rares notions sur lesquelles il est possible à la plupart d’entre nous de se mettre d’accord au moins dans une certaine mesure. Deuxième question posée à la Convention : Comment se décline-t-elle dans le libéralisme ? Comment celui-ci peut-il éviter de déboucher sur l’humiliation, sur la transgression des droits de l’homme ?

La troisième question porte sur le devenir de l’espèce humaine, nos enfants. Encore aujourd’hui dans de nombreux endroits, l’enfant est traité comme un esclave incapable de se défendre des prédations dont il est l’objet. Il est aveuglant que la solidarité intergénérationnelle nous commande de donner l’autonomie intellectuelle à nos enfants avant de les faire entrer dans un monde du travail souvent rude et brutal. Pouvons-nous appliquer partout dans le monde, sans nuance, les règles qui régissent l’éducation dans les pays d’occident ? Peut-on accepter une formation première plus réduite à condition qu’elle se double très rapidement d’une formation permanente inscrite dans la durée et l’efficacité ? Sans doute avec beaucoup de prudence dans le respect de cette autonomie intellectuelle, fondement de la maturité de toutes les jeunesses.

La quatrième question porte sur l’égalité des chances au départ, condition de l’acceptation des hiérarchies et espoir de promotion pour soi et ses enfants. C’est un des plus puissants moteurs du comportement humain. On est souvent loin du compte dans le système libéral où la promotion se fait essentiellement par modification des structures qui offrent davantage de postes à statut plus élevé et où la mobilité ascendante se réduit fortement à l’occasion des crises économiques et de leur prolongement.

Comment échapper à la disqualification sociale, telle est la cinquième question posée à la Convention.

La sixième concerne l’égalité homme/femme et sa traduction dans le monde du travail. Il est évident que dans de nombreuses fonctions la femme égalera l’homme et même le dépassera comme c’est déjà le cas dans plusieurs domaines. Comment accélérer le mouvement, le rendre irréversible, par création d’une culture nouvelle dont on peut se demander pourquoi elle n’est pas arrivée à maturité plus tôt, ou par des voies plus contraignantes (quota, …). L’histoire est en marche dans ce domaine ; faut-il l’accélérer, la contraindre ?

La septième question porte sur le pouvoir dans l’entreprise : sa concentration au sein d’un nombre restreint d’hommes constituant des castes plus ou moins fermées et souvent coupées de la base, de la masse des travailleurs, des ateliers de production ne va pas sans poser des problèmes tant la gestion de nombre d’entreprises est devenue complexe, anonyme, impersonnelle, éclatée, morcelée et tant il est difficile d’appréhender dans leur ensemble et dans leur variété toutes les questions qu’elle suscite. À l’échelon inférieur règne encore trop souvent le travail déshumanisant ; aux échelons intermédiaires une fraction du pouvoir se répartit entre des hommes qui n’ignorent pas qu’ils n’en auront jamais beaucoup plus et sont engagés dans des carrières sans relief, génératrices de frustrations; tandis qu’au sommet les « happy few » continuent à avoir le pouvoir de sacrifier tous les autres sur l’autel de la rentabilité. C’est ainsi que l’on pourrait résumer la façon dont certaines entreprises prétendent encore aujourd’hui se gérer par l’utilisation d’un libéralisme basé sur une conception erronée de la liberté qu’il sous-tend. Sans aller jusqu’à imaginer que « si l’homme commence à penser avec son cœur, c’est un grand miracle », suivant la formule d’Einstein, on peut supposer que notre prédisposition au lien social justifie des modes de gestion moins rétrogrades. Question accessoire si l’on ose dire : Quel doit être le réel statut des personnes âgées et des handicapés dans l’entreprise ? Paul Ricoeur disait : « Je veux que ta liberté soit. » Comment peut-on d’ailleurs imaginer que de telles discriminations ne sont pas une violation des droits de l’homme au détriment de la productivité car elles minent le soubassement social qui crée de la cohésion ?

Huitième question : elle est posée par l’apparition de la cupidité dans le monde des rémunérations. Les inégalités de revenus et de fortune ont atteint des niveaux sans précédent depuis un siècle, et ont à leur tour engendré de fortes différenciations des modes de consommation. La relative convergence des modes de vie des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale se trouve ainsi interrompue, les nouveaux riches accédant à un mode de luxe spécifique et les autres vivant de plus en plus à crédit dans une société de l’image leur offrant des ersatz de produits de luxe. Une minorité de quelques petits pourcents de la population accapare désormais une part de plus en plus grande des revenus et des patrimoines. L’inégalité des fortunes accentue le phénomène car les fortunes croissent environ deux fois plus rapidement que les revenus. Pourtant Keynes écrivait déjà : « Nous pensons qu’on peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes, mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle. Il existe des activités humaines utiles qui pour porter leurs fruits exigent l’aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée… Mais pour stimuler ces activités il n’est pas nécessaire que la partie se joue à un taux aussi élevé qu’aujourd’hui. » Pour beaucoup il ne reste aujourd’hui que le plaisir, la jouissance illusoire du « tout, tout de suite » si bien exploité par les techniques marchandes contemporaines. D’une certaine façon notre société réduit l’esprit à la matière. On est loin du système hébreu de la remise périodique des dettes. Pour quelques privilégiés gérer ou travailler dans une banque est plus profitable que la cambrioler. Sans oublier que tout ceci est parfaitement contraire aux règles de l’économie de marché telles que les a définies Adam Smith. Le marché, disait-il, ne peut jouer son rôle de « main invisible » que si chacun des acteurs modère son appétit et garde le souci du bien de la communauté à laquelle il appartient, formule d’ailleurs reprise sous une autre forme par Milton Friedman, le pape de l’école de Chicago, pourtant libéral à l’extrême. Comment modérer cet appétit de jouissance ? Comment réduire l’ampleur de cette loterie phénoménale qui s’est mise en place (il y a un demi-siècle la grille des rémunérations allait de 1 à 15 dans le meilleur des cas : ridicule à l’âge des « golden boys »). Faut-il ramener à des proportions raisonnables le rapport du décile des mieux rémunérés à celui des plus mal lotis et le suivre dans le temps ? Y a-t-il un juste ratio entre les salaires les plus élevés résultant d’innovations qui ont fait progresser l’humanité et les autres ? Pour les uns, il suffit de taxer beaucoup plus les revenus élevés et les grandes fortunes, ce qui poussera à toujours plus d’évasion fiscale ; pour d’autres (Warren Buffet, Bill Gates…) il est indispensable de développer une culture du mécénat à beaucoup plus grande échelle : ceux qui ont beaucoup reçu doivent beaucoup donner. On y reviendra.

Question dans la question, posée à la Convention : Peut-on imaginer le ratio de la juste rémunération d’une juste innovation par rapport aux enrichissements d’opportunité ? La répartition des avantages doit-elle être telle qu’elle entraîne la coopération volontaire de chaque participant y compris les moins favorisés à une œuvre commune ? La très grande réalité du problème n’est-elle pas attestée par les hommes de la bible puisque les évêques s’émeuvent désormais des faramineux bonus accordés aux traders et autres financiers ? Et n’est-ce pas tant le cheminement et la démarche engagée qui importe, que le résultat. À tout le moins peut-on imaginer que chaque entreprise se dote désormais d’une structure (comité d’éthique, …) lui permettant de commencer à réguler ce domaine ?

Neuvième question posée aux membres de la Convention : le retour sur le devant de la scène du travailleur pauvre et la précarisation des relations du travail ne méritent-elles pas un éclairage particulier. Dans les époques de croissance soutenue le problème ne se pose pas ; tel n’est malheureusement plus le cas, nulle part dans le monde. Le moment n’est-il pas venu de réanimer un débat sur la vocation de l’entreprise ? Elle est bien entendu de faire du profit et de le comparer à celui des autres mais on peut ajouter à cette obligation première un principe qui donnerait du sens au rôle des gestionnaires, celui de la préservation de leur potentiel humain. Ainsi pourrait-on éviter que les salaires soient de façon permanente la variable d’ajustement économique en cas de difficulté. S’il est clair que le résultat de l’entreprise est l’obligation de donner du sens à la vocation de l’entreprise, si ce principe se généralisait pour éviter toute distorsion de concurrence, cela pourrait conduire à une nouvelle approche des relations dans l’entreprise. Pourrait-on s’engager dans cette voie et sous quelle forme ? La création d’un passeport social pour chaque salarié permettant à celui-ci formation et reformation permanents, moyens importants apportés aux systèmes de reconversion et de changement d’emploi, toutes ces idées qui germent actuellement dans l’esprit de sociologues de l’entreprise ne sont-elles pas à encourager ? Notre patrimoine génétique a été conçu dans un certain environnement lorsque nous étions des chasseurs et des pêcheurs. Notre patrimoine actuel ne peut-il utiliser ces fondements pour améliorer notre « vivre ensemble », pour aller vers l’inclusion plutôt que vers l’exclusion.

Dixième question : La philanthropie ne doit-elle pas faire partie du « bien agir » comme disait Aristote ? À ceux qui ont beaucoup reçu n’est-il pas légitime de demander beaucoup ? (Cf. supra) Certains objecteront que la charité n’a jamais fait disparaître la misère. Elle reste une action qui avec son originalité s’ajoute à d’autres pour en réduire les effets. Elle peut être aussi une façon de créer du terreau pour le créatif, le bénévolat, l’hybridation, le métissage culturel : partout dans le monde, le système associatif joue un rôle rapidement croissant dans les relations humaines. À condition d’éviter l’écueil d’une éthique conçue comme un glaçage superficiel. Si Camus a raison de dire que nous n’aimons pas l’idée d’être responsable du malheur des autres, la philanthropie est-elle une façon de nous dédouaner de nos responsabilités ?

Onzième question posée aux « conventionnels » : Ne faut-il pas faire violence à la violence ? L’histoire de l’humanité c’est peut-on espérer d’en finir un jour avec la violence de l’humanité. En revenant aux fondamentaux qui ont pour noms : l’homme, ses origines, son destin et la dérisoire précarité de sa traversée.

Bien entendu d’autres questions mériteraient des débuts de réponse ou de méthode s’agissant des enrichissements sans cause, de la prévarication, de la corruption (douzième question) et bien entendu de la nécessité de préserver la planète merveilleuse et fragile qui nous héberge, de la création de solidarité dans les immenses mégapoles où la misère et la violence détruisent le tissu social. Nous sommes la première génération qui a les ressources, les moyens, les technologies, les sciences pour résoudre la plupart de nos problèmes. Ce qui veut dire qu’elle a davantage de responsabilités que celle de nos parents et de nos aïeux. Surtout si l’on se souvient qu’il y a 1,5 milliards d’individus qui vivent avec un revenu légèrement supérieur à un dollar par jour, 2,5 milliards qui ont au mieux deux dollars par jour, que l’espérance de vie est la plus faible et de loin en Afrique (moins de quarante-cinq ans), que mille femmes meurent tous les jours en accouchant, … On peut dans ces conditions être moraliste et même un peu moralisateur, sans que le mot tue…

En réalité une société libérale ne saurait s’identifier à une société laxiste, affairiste, … Dès que les préceptes issus de l’expérience des siècles passés ne sont plus observés les sociétés entrent inévitablement en décadence. La décadence est « une vacance des idéaux ».

Y a-t-il un équilibre possible entre liberté et responsabilité, propriété et équité, jouissance et limitation, science et morale, rationnel et affectif… Une certitude en tout cas : de cette coopération des contraires pourrait naître un tout éthique unificateur ! « C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles. », écrivait Shakespeare dans Le Roi Lear ; sommes-nous en position d’aveugles guidés par des dirigeants fous? Certainement pas pour la majorité d’entre eux. Ils font de leur mieux et l’apparition d’un code éthique du libéralisme leur apporterait une colonne vertébrale morale bienvenue. Mais dans la seule et unique tribu que devient l’humanité c’est surtout par capillarité et vertu de l’exemple qu’un tel code éthique doit faire sentir ses effets. Notre liberté et notre responsabilité y trouveraient motif à s’exercer pleinement. Le libéralisme ainsi tempéré y gagnerait ses lettres de noblesse.

L’éthique du libéralisme en question

L’ENTREPRISE DANS LA SOCIÉTÉ : DE LA DÉFORMATION À LA REFONDATION (Père Baudoin Roger et Blanche Segrestin)

Le 19 novembre 2015, le Père Baudoin Roger, co-directeur du département Économie, Homme, Société au Collège des Bernardins, et Blanche Segrestin, professeur en sciences de gestion (chaire Théorie de l’entreprise, modèles de gouvernance et création collective) à Mines Paris Tech-PSL, ont prononcé une conférence sur les rapports de l’entreprise et de la société.

Retrouvez leurs interventions en vidéo.

Intervention du Père Baudoin Roger

Intervention de Blanche Segrestin

L’ENTREPRISE DANS LA SOCIÉTÉ : DE LA DÉFORMATION À LA REFONDATION (Père Baudoin Roger et Blanche Segrestin)

CONFÉRENCE DE BLANCHE SEGRESTIN (jeudi 19 novembre 2015)

L’entreprise dans la société : de la déformation à la refondation
(seconde partie)

par Mme Blanche Segrestin

C’est avec un grand honneur que je vais essayer de vous résumer les travaux qui ont été menés, par toute une équipe que je ne fais ici que représenter, depuis le printemps 2009 au Collège des Bernardins.

Je vais essayer simplement de mettre l’accent sur quelques grands thèmes et notamment de revenir sur la crise, qui a été évoquée déjà par Monsieur Collomb et par Beaudoin, de l’entreprise, en montrant que cette crise est aussi un symptôme selon nous, du fait qu’il y a un vide juridique et la nécessité pour nous qu’il y a de retravailler la théorie de l’entreprise.

Je vous présenterai dans un second temps comment un détour historique nous amène à apporter effectivement un nouveau regard sur l’entreprise et à proposer cette notion de création collective comme centrale pour penser l’entreprise contemporaine. Et puis ensuite j’essaierai de dégager quelques pistes sur lesquelles nous travaillons actuellement, quelques implications, d’une certaine manière quelques propositions pour refonder l’entreprise aujourd’hui.

Dans un premier temps, je ne vais pas revenir longuement sur la crise. On en a évoqué plusieurs aspects, les dommages, notamment environnementaux, ou les croissances des inégalités qu’on observe un peu partout dans le monde. Un fait peut-être a été insuffisamment souligné et nous a beaucoup préoccupés. C’est le fait que l’entreprise elle-même apparaissait comme la première victime de la crise. Un certain nombre de faits, relativement partagés aujourd’hui ou reconnus montrent que le management au sein des entreprises a été profondément transformé. Je les indique rapidement : le fait qu’il y ait une focalisation sur quelques critères, notamment de court terme, sur la valeur actionnariale, mais aussi les mécanismes de contractualisation interne ; l’individualisation des objectifs et des rémunérations ; et puis aussi la difficulté à investir sur des projets de long terme, particulièrement incertains, comme le sont les projets de recherche et de développement.

Et on voit que l’ensemble de ces mécanismes a fortement impacté la manière dont fonctionnent les entreprises, au point même parfois de menacer directement la survie des entreprises. Alors ça s’est traduit par quelques phénomènes qui rendent, exemplifient et illustrent ça de manière extrême. On a vu par exemple, lors de la faillite des banques en 2008, comment est-ce que le management a pu, en poussant l’organisation bancaire à prendre des risques qui allaient, à l’encontre des règles mêmes professionnelles du secteur bancaire, mettre en faillite leur établissement. On a vu aussi, et ça a été souligné par des collègues américains récemment, comment est-ce que des grandes entreprises américaines depuis les années 2000 consacrent plus d’argent à racheter leurs propres actions pour soutenir leur cours en bourse qu’à investir dans la R&D, alors même qu’elles sont sur des secteurs où la compétitivité se joue directement par la capacité d’innovation, dans les secteurs, par exemple, de la pharmacie, des semi-conducteurs, etc. Là encore des choix de gestion pris arrivent à menacer la pérennité de l’entreprise sur du moyen, voire du court terme. Et puis le dernier exemple, on ne peut pas ne pas citer le cas Volkswagen. Là encore, des choix de gestion, poussés aussi par des critères de profitabilité sans doute à court terme impliquent des mises en péril direct de l’entreprise et de sa survie.

Ces exemples-là en fait ont été extrêmement préoccupants pour nous: comment expliquer les évolutions de la gouvernance, l’accent mis sur la valeur pour l’actionnaire, ce qu’on a caractérisé au Collège des Bernardins comme une « grande déformation », au détriment de l’entreprise ? Comment peut-on expliquer qu’on en soit arrivé, au début du XXIe siècle, à ce que le management se retourne contre l’entreprise ? Comment expliquer ce paradoxe formidable que l’entreprise joue contre sa propre pérennité et sa propre survie ?

Il nous semble que la principale explication que l’on peut amener, c’est que l’entreprise a été effectivement prise dans une transformation du régime de sa gouvernance et selon des principes qui n’étaient pas adaptés à l’entreprise, mais qui étaient des principes de corperate governance – le terme anglais est peut-être plus précis ; il a été traduit par « gouvernance d’entreprise », mais il serait plus cohérent et plus fidèle de le traduire par « gouvernance de la société » en appuyant l’idée que la société en tant que société anonyme, société de capitaux, le vecteur juridique de l’entreprise, ne correspond pas à l’entreprise elle-même.

De ce point de vue-là, on s’aperçoit que la doctrine qui plaide pour un renforcement de la surveillance des actionnaires sur le management, n’a pas été fondée sur une représentation cohérente de l’entreprise. Et la gouvernance s’est appuyée sur un droit qui était un droit de la société, là où l’entreprise n’était pas définie en droit. Notre travail qui a consisté à dire : ce vide juridique que l’on constate dans le droit ne trahit-il pas un vide théorique ? Car à aucun moment une théorie de l’entreprise n’est venue s’interposer pour défendre l’entreprise là où elle était menacée par des principes qui étaient des principes de gestion de la société ou de gouvernance de la société.

On a mené un grand colloque avec le Collège des Bernardins à Cerisy qui a interrogé les différentes disciplines de science sociale, l’économie, le droit, la gestion, la sociologie, pour montrer comment est-ce que étrangement, alors que l’entreprise est omniprésente dans l’ensemble de ces disciplines, l’entreprise n’avait pas été un objet scientifique et qu’on restait aujourd’hui encore relativement démuni pour parler de l’entreprise dans ces différentes disciplines.

Aussi faut-il revenir sur l’entreprise. Pourquoi l’entreprise n’est-elle pas assimilable qu’à la structure de société, au sens de la structure commerciale ? Le principal élément sur lequel on s’appuie pour l’affirmer, c’est une relecture historique – et l’on s’est pas mal appuyé sur les travaux d’Armand Hatchuel sur l’histoire de la grande entreprise et la naissance du management. L’entreprise moderne, l’entreprise avec un management professionnel, avec du contrat de travail, est une innovation relativement récente. Elle n’est pas du tout aussi ancienne que le capitalisme ou que le libéralisme. C’est une innovation qui est apparue à la fin du XIXe siècle, vous le voyez, il y a un peu plus d’un siècle, et qui en fait va prendre à revers l’ensemble du développement capitaliste justement, avec l’apparition et la libéralisation de la société commerciale qui elle, voyez la société anonyme par exemple, est déjà libéralisée en 1867 en France, et à peu près pareil aux États-Unis.

À cette époque-là, on peut dire que le contrat de travail et le droit du travail n’existent pas encore et que l’entreprise moderne n’existe pas. Alors pour comprendre en fait cette apparition très tardive – et on pourrait même presque dire contradictoire parce qu’en fait comment expliquer qu’on reconnaisse fin XIXe un contrat de travail où on entérine une relation de subordination alors que depuis la Révolution française on avait aboli les relations qui n’étaient pas des relations d’égal à égal ? Jusqu’à présent, il y avait bien sûr de l’emploi au XIXe, mais on passait par des contrats de louage, louage d’ouvrage ou louage de service, mais qui étaient en fait, on dirait aujourd’hui, de client-fournisseur.

Comment expliquer la naissance du contrat de travail ? Il y a évidemment un ensemble de luttes sociales, de libertés syndicales, etc., qui sont très importantes à la fin du XIXe siècle. Mais on ne peut pas comprendre la naissance de la grande entreprise, de l’entreprise moderne justement comme dans un contexte d’extraordinaire développement scientifique et technique. Je vous ai mis là en fait quelques images. C’est la naissance de l’électricité, la naissance des télécommunications, du moteur à explosion, et un formidable bouleversement. C’est une époque, j’ai repris l’expression de certains collègues, où l’on cherche non pas seulement à utiliser le progrès technologique, mais à le domestiquer, à « domestiquer l’innovation », à accélérer le progrès technique.

Vous voyez pourquoi la société commerciale devient secondaire. Ce n’est pas l’apport des capitaux qui va permettre la puissance industrielle. C’est davantage la manière de l’utiliser et de savoir développer de nouveaux brevets, de nouvelles technologies à partir des ressources que l’on mobilise. Là encore, vous voyez, le point déterminant pour comprendre l’apparition du contrat de travail, ça va être de dire qu’on ne peut plus recourir au marché du travail pour développer des choses encore inconnues ou des nouvelles technologies, puisque les ressources précisément n’existent pas. Et donc on va avoir besoin d’une organisation du travail pour faire advenir des métiers qui ne sont pas encore là.La subordination peut se comprendre comme le recours à une organisation capable de structurer par des méthodes collectives l’apparition de nouveaux corpus de connaissance, de nouvelles méthodes collectives et, par la suite, de nouveaux protocoles et processus de travail.

Dans cette perspective, trois dimensions de l’entreprise ont été omises dans les principes de gouvernance :1) on ne peut pas comprendre l’entreprise si on ne fait pas état de cette dynamique de création collective. On a eu besoin de parler d’entreprise à partir du moment, non pas où on cherchait à générer du profit – ça c’est effectivement toujours valable, mais on aurait pu continuer par la société commerciale si on en était resté à cet objectif-là. Ce qui apparaît en plus, c’est la nécessité de développer de nouveaux potentiels d’action, de nouvelles capacités d’action et d’investigation, notamment de recherche. 2) Cela passe par la structuration d’un collectif de travail avec des méthodes collectives, donc la rationalisation du travail qui passe par la subordination et 3) par cette figure totalement exceptionnelle et inédite dans l’histoire du capitalisme. Le figure de l’autorité managériale, du management, n’est plus l’entrepreneur de l’économie classique ; ce n’est plus non plus le propriétaire, le capitaliste simplement. Ce n’est pas non plus simplement l’inventeur comme ça avait pu l’être, par exemple lors de la révolution industrielle anglaise. Le dirigeant se distingue par sa compétence et une légitimité qui tient à sa capacité à coordonner un ensemble de ressources pour développer des stratégies inédites, pour concevoir et développer des stratégies inédites.

Ce sont ces trois dimensions, vous voyez, qui ont été oubliées et déstabilisées par l’apparition des principes de gouvernance de la société, à partir du moment où on a remplacé l’objectif de création collective par un objectif qui est plutôt celui de la valeur actionnariale ; où le collectif de travail a davantage fait place à des objectifs individuels et la mesure de performances individuelles ; et puis où l’autorité de gestion a plutôt été considérée dans la théorie de l’agence et les principes de gouvernance, comme un agent qui doit en fait être aligné, incité à suivre des intérêts des actionnaires.

De ce point de vue-là, on pense que l’enjeu actuel est de restaurer d’abord la capacité de l’entreprise. Il s’agit de restaurer les fondements de l’entreprise en ce qu’elle peut être porteuse d’un intérêt collectif, de recherche par exemple scientifique ou industrielle. Par exemple, l’entreprise Carl Zeiss formalise – elle naît à la fin du XIXe siècle –formalise en 1896, son objectif : participer au progrès scientifique de pointe dans l’optique de pointe dans la mesure où ce progrès permettra des applications considérables, notamment dans les domaines médicaux, mais aussi la prospérité économique des salariés et de la collectivité dans laquelle les entreprises de Zeiss sont installées. Ce projet d’innovation et de création a un intérêt non seulement pour l’entreprise elle-même, mais aussi pour la collectivité au sens global.

Alors, à partir de ce regard et de cette importance de la création collective dans l’entreprise, on a cherché à réfléchir à quelles conséquences, éventuellement comment restaurer ou quelles propositions pour restaurer l’entreprise. Alors, évidemment, il y a plusieurs pistes qui ont été évaluées ; On n’est pas sans connaître les orientations en termes – et les progrès remarquables qu’a accomplis la responsabilité sociale de l’entreprise, la RSE, avec tous les dispositifs de notation extra-financière ou de reporting social et environnemental des entreprises. On voit en fait que ça a énormément fait changer les pratiques des entreprises et, en même temps, d’après nous, force est de reconnaître que les engagements, que la RSE est basée en fait sur une hypothèse très simple. L’hypothèse est la suivante : les entreprises ont intérêt elles-mêmes, dans leur stabilité, dans leur pérennité, à prendre en compte l’intérêt des parties prenantes et leur environnement. Il en est en fait de leur intérêt stratégique bien compris. Malheureusement, force est de constater aussi que les actionnaires et ceux qui sont au conseil d’administration visent en fait leur intérêt qui n’est pas nécessairement congruent à celui de l’intérêt à long terme de l’entreprise. Et c’est ce qui explique d’une certaine manière pourquoi la RSE, malgré les immenses progrès, n’est pas suffisante aujourd’hui et n’a pas empêché un certain nombre de scandales récents que vous connaissez. Ça a aussi été rapporté dans un rapport de l’ONU, le Freshfield Report qui montre que le droit rend possible la prise en compte d’objectifs sociaux et environnementaux, mais en même temps rien n’empêche, dès lors que des actionnaires veulent rétablir une priorité sur une profitabilité à court terme de passer outre, en fait, cette responsabilité sociale et environnementale.

Il y a une deuxième voie qui a été largement étudiée dans la communauté académique, c’est l’idée que la société, au sens de société anonyme, devrait en fait intégrer différentes parties prenantes de manière à ce que le management puisse être contrôlé par un ensemble et favoriser un équilibre au sein même de la structure de société pour l’entreprise. Alors, ça a été d’ailleurs accompagné d’un certain nombre de lois, par exemple la Company Act en Angleterre ou les Consistuency Statutes qui là ne visent pas à intégrer d’autres parties au Board, mais plutôt à rendre possibles des choix de gestion qui prendraient en compte, non pas directement l’intérêt des actionnaires, mais l’intérêt de plusieurs parties prenantes.

Ces développements sont très intéressants, mais on voit qu’ils sont très critiqués à double titre, au premier, en fait, parce que beaucoup disent : à partir du moment où vous rendez cette latitude de choix de gestion possible, vous avez des difficultés à contrôler les choix de gestion. Rendre compte à tout le monde, c’est en fait rendre compte à personne – voilà en gros ce qui est dit dans la littérature. Et puis le deuxième problème, selon nous, c’est que cette logique de « je dois représenter les intérêts de différentes parties » ne rend pas davantage compte de cette logique de création collective. Considérer en fait que les dirigeants doivent rendre compte à de multiples parties et d’augmenter les contraintes ne va pas libérer cette capacité de création collective et ne va pas, en tous cas, dans ce sens-là.

Du coup, nous avons plutôt essayé de réfléchir à une autre voie, ou à d’autres voies – je devrais le mettre au pluriel – en disant : comment restaurer ces principes, en fait ces fondements de l’entreprise en tant que dispositifs de création collective au sein du droit ? Et alors on a travaillé essentiellement dans deux grandes directions. Je vais aller assez vite sur la première, parce qu’il y a un ensemble de dispositifs où il s’agissait en fait de réfléchir à comment penser un droit, non plus de la société, un droit du commerce, mais bien un droit de l’entreprise. Et là on s’est dit : il y a déjà un ensemble de dispositions – on a beaucoup travaillé avec des juristes – il y a un ensemble de dispositions qui pourraient relever déjà, qui manifestent l’entreprise en droit et qu’on pourrait en fait chercher à rendre visibles au travers d’un code de l’entreprise. Par exemple, les dispositifs comme le comité d’entreprise, tout ce qui relève de la représentation des salariés ou, plus récemment, des dispositifs qui renchérissent le poids de vote pour des actionnaires qui s’engagent à rester sur la durée dans les entreprises. Tout cela en fait va dans le sens, effectivement, d’une reconstitution d’un intérêt collectif de l’entreprise.

Mais on peut également travailler sur d’autres axes, notamment penser le statut des dirigeants, non pas simplement comme des mandataires chargés de défendre l’intérêt de telle ou telle partie, mais bien plutôt selon un terme qui est, plutôt que le mandat, renvoie à un pouvoir d’habilitation : les différentes parties, que ce soient les actionnaires ou les salariés, habilitent l’équipe dirigeante à prendre des choix de gestion qui peuvent les impacter, mais dans l’intérêt d’un projet collectif et créatif. Ce principe d’habilitation, vous voyez, change remarquablement les choses sur la représentation de la fonction dirigeante et a des conséquences, par exemple, sur : les choix de gestion doivent être considérés dans leurs effets comme communs et non pas imputables à telle ou telle partie.

Voilà un ensemble de pistes sur lequel l’équipe a travaillé. On avait des équipes de financiers qui ont travaillé plus spécifiquement sur le rôle des actionnaires ; d’autres qui ont travaillé sur le poids des États face aux entreprises et la concentration en fait au niveau international des entreprises, avec ce principe, porté notamment par Jean-Philippe Robé, de constitutionnalisation de pouvoir privé par rapport aux États-nations.

Je voudrais aussi vous indiquer une autre voie qui nous a été en fait soufflée par l’expérience américaine de nouvelles sociétés qui sont apparues à partir de 2012, au départ en Californie, mais qu’on retrouve aujourd’hui dans 31 États américains. Vous le voyez, en l’espace de 3 ans, les législations qui sont considérablement amendées aux États-Unis. Et ce principe en fait ne consiste pas à introduire un droit de l’entreprise, mais plutôt à venir changer le droit des sociétés en intégrant au cœur même du contrat de société, donc du contrat entre les actionnaires, le principe d’une mission – ce que les États-Unis appellent un purpose – qui peut être soit ce qu’ils appellent un general public benefit, donc une mission de l’entreprise qui doit viser un bénéfice collectif, soit un special purpose, donc un objectif qui serait social ou environnemental. Donc, voyez qu’en fait cela revient, dans ce type de société à dire : il n’y a pas seulement une relation directe entre les associés qui mandatent une équipe de management, sous-entendu : pour servir leurs intérêts, mais on introduit en fait un tiers terme, la mission sur lesquels [laquelle] en fait les associés s’engagent, et les associés engagent non seulement leur personne, mais la société et, du coup, les associés futurs, ce qui veut dire par ailleurs que le management sera contrôlé à l’aune de la stratégie qu’il mène sur cette mission ou cet objectif social et environnemental.

Et voyez en fait ce changement : le fait que des sociétés, à but lucratif par ailleurs, qui ne renoncent pas à leur lucrativité, intègrent dans leurs statuts un objectif de nature sociale ou environnementale, a des effets qui nous semblent extrêmement intéressants, y compris d’un point de vue théorique, et on a repris en fait cette proposition en France sous l’idée d’une société « à objet social étendu », l’objet social étant un nom classique, qui désigne d’habitude le domaine d’activité dans lequel l’entreprise opère. Ici, l’idée était de dire : l’objet social justement peut être enrichi, intégrer des objectifs de nature sociale et environnementale qui vont être pérennes et devenir du coup opposables à l’entreprise et à l’équipe dirigeante.

Cette idée nous semble d’autant plus intéressante qu’elle permet de restaurer, encore une fois, dans le droit des sociétés, l’idée qu’il puisse y avoir, non seulement des objectifs sociaux et environnementaux, mais aussi des objectifs créatifs, c’est-à-dire : on poursuit ensemble, comme je disais tout à l’heure le progrès de l’industrie optique pour Carl Zeiss, là ça peut être le développement en fait de nouvelles technologies ou la lutte contre le réchauffement climatique ou autre. On a, on réintègre la dimension de création collective à l’occasion en fait d’un objet social étendu.

Dernier élément ; on restaure aussi un statut des dirigeants qui nous semble beaucoup plus cohérent avec leurs fonctions dans la mesure où ils doivent rendre des comptes sur une stratégie créatrice. C’est une proposition aujourd’hui qui a été reprise dans un certain nombre de groupes et d’institutions, dans un rapport du Conseil économique et social, mais aussi dans une task force récemment du G8, au niveau français et au niveau international. Et puis, c’est un dispositif qu’on cherche à expérimenter, avant même que la loi passe, avec un certain nombre d’entreprises. Et les entreprises avec lesquelles on travaille, nous renvoient l’idée que ce type de dispositif réouvre la finalité de leur entreprise et permet d’expliciter des choix. On en revient ainsi à la question éthique : ça restaure la possibilité pour un entreprise de choisir ses finalités, là où les finalités avaient tendance à s’imposer à elle.

 

CONFÉRENCE DE BLANCHE SEGRESTIN (jeudi 19 novembre 2015)

CONFÉRENCE DU PÈRE BAUDOIN ROGER (jeudi 19 novembre 2015)

L’entreprise dans la société : de la déformation à la refondation
(première partie)

par le Père Baudoin Roger

Permettez-moi de vous remercier de votre invitation et de nous permettre de contribuer à vos réflexions.

Notre propos s’inscrit dans un travail de recherche sur l’entreprise, qui est mené depuis 2009 au Collège des Bernardins. Cette initiative du Collège manifeste la volonté de l’Église de contribuer à la réflexion sur les questions économiques et, en particulier, à réfléchir à ses enjeux éthiques.

L’Église s’intéresse en effet aux hommes, à toutes les composantes de leur vie et elle porte une attention particulière à l’entreprise.

Pourquoi le Collège des Bernardins s’intéresse à l’entreprise ?

Cette attention s’explique par le rôle important qu’ont les entreprises dans nos sociétés. Elles affectent de manière très directe la vie des hommes sur nombre de plans : par le travail, les biens et services produits, la production et la répartition des richesses, les effets sur l’environnement, etc. Les entreprises ainsi contribuent ainsi à la création du monde commun dans lequel nous vivons.

Quelques éléments fondamentaux de la réflexion chrétienne

C’est pourquoi l’Église souhaite participer au questionnement d’ordre éthique propre à l’entreprise. Quelques éléments permettront de situer sa réflexion sur ces sujets.

  • Le travail est considéré de manière fondamentalement positive : il est vu comme un bien de l’homme, notamment parce qu’il contribue à son développement personnel, à son humanisation et aussi à sa socialisation : Les hommes travaillent avec et pour les autres nous rappelle Jean-Paul II (1) ;
  • C’est en particulier le cas au sein de l’entreprise, qui, pour l’Église, forme une « communauté de personnes » (2) ;
  • À propos de ceux dont l’investissement dans l’entreprise permet la création d’emploi pour produire des biens utiles, le pape Pie XI parle de « vertu de magnificence » (3)
  • Enfin, Jean-Paul II juge le marché libre comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » (CA 34).

L’Église n’endosse cependant pas sans réserve les valeurs de l’économie libérale.

  • Elle souligne la priorité de principe qui doit être donnée à l’homme au travail sur le capital. Cette priorité résulte du fait que le capital est « seulement un ensemble de choses », et aussi qu’il est toujours le fruit du travail (4) ;
  • L’Église considère la propriété comme légitime, au sens où elle est une condition nécessaire à une liberté effective des hommes. Mais, le droit de propriété n’est jamais vu comme un absolu. En particulier, à propos de l’entreprise, Jean-Paul II considère que la propriété des moyens de production n’est légitime que pour autant qu’ils servent au travail (5) ;
  • Enfin, pour « éviter que les mécanismes du marché soient l’unique point de référence de la vie sociale», l’Église rappelle que le marché doit être « dûment contrôlé par les forces sociales et par l’État » (6).

Situation et questions contemporaines

Ces considérations invitent à s’interroger sur la situation contemporaine. La place dominante qu’a prise la finance affecte l’entreprise ; elle résulte d’une évolution qu’on peut retracer à travers trois moments : émergence, résistance, acceptation.

  • Un moment d’émergence, dans les années 70. On peut l’associer à la publication de l’article de Friedman : « La responsabilité des entreprise, c’est de faire du profit » (7). Cette évolution marque une réaction à la perte de compétitivité de l’économie américaine. Celle-ci a été imputée à l’insuffisance des contre-pouvoirs opposés aux dirigeants et à leur opportunisme supposé. Ils rendent nécessaire de rétablir un aiguillon actionnarial ;
  • Dans les années 80 on observe un moment de résistance. En témoigne la position de l’association des dirigeants de grandes entreprises américaines. Jusqu’à la fin des années 80, la Business Roundtable a défendu la neutralité du dirigeant contre la primauté actionnariale. Cette neutralité leur apparaissait comme une condition pour pouvoir prendre en compte de manière équilibrée les différentes parties.
  • Dans les années 90, la résistance fait place à l’acceptation. Dans son « Statement on Corporate Governance » de 1997, la Business Roundtable, se rallie clairement à la primauté actionnariale (8).

Aujourd’hui, on voit émerger des interrogations sur les conséquences de cette évolution : certains s’interrogent sur les avantages qu’en tirent les dirigeants, d’autres s’étonnent d’une économie qui génère du profit sans toujours générer de la prospérité (9).

Du côté de l’Église, cette évolution avait suscité des interrogations inquiètes : dès 1989, Jean-Paul II évoquait le « risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui […], par principe, en attend [des phénomènes de marginalisation et d’exploitation, misère matérielle et morale] la solution du libre développement des forces du marché. » (CA 42). Vingt ans plus tard, Benoît XVI précise la nature de ces risques en s’interrogeant sur la place des actionnaires : « Un des risques les plus grands est sans aucun doute que l’entreprise leur soit presque exclusivement soumise » (Caritas in veritate 40). L’intériorisation par les acteurs de théories justifiant la primauté actionnariale, conjuguée à des dispositifs d’incitations tend à surdéterminer les choix des dirigeants « qui ne répondent qu’aux indications des actionnaires de référence » (ibid).

Des questions éthiques

Cette évolution pose des questions, notamment au plan de l’éthique. Pour le pape François, « Le principe de la maximalisation du gain, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie » (Laudato Si’ 195). Cette réflexion nous invite aussi à considérer les effets sur l’entreprise de la primauté donnée aux actionnaires (10).

En ordonnant l’économie ou l’entreprise à une finalité unique, ne réduit-on pas tout dilemme à un problème d’optimisation unidimensionnel ? Au-delà des questions sur sa pertinence économique, une telle réduction peut-elle laisser place à une interrogation éthique ? L’actualité montre que la primauté du gain peut laisser les acteurs démunis face à des questions d’optimisation fiscale, ou de respect de l’environnement.

Plus fondamentalement, honorer cette dimension éthique suppose de voir derrière chaque acteur économique des personnes, des personnes physiques, et de prendre en compte les déterminants qui guident leurs décisions.

Ce questionnement éthique doit donc être mené :

  • Au niveau de l’acteur, en considérant les références qui guident son action : les représentations, les cadres théoriques qui les sous-tendent, les motivations, etc.
  • Il doit aussi être mené au niveau des structures, institutions, cadre juridiques, incitations, qui à la fois nourrissent les représentations des acteurs et déterminent leurs actions.

N’y aurait-il pas, en effet, une certaine naïveté, une naïveté coupable, à disjoindre ces deux niveaux ? à attendre des acteurs un comportement vertueux sans s’interroger sur les dispositifs externes qui orientent, voire déterminent leurs actions ?

C’est ainsi que, en 2009, le Collège des Bernardins a interrogé les chercheurs sur le lien entre propriété de l’entreprise et responsabilité sociales.

Les orientations pour penser l’entreprise

Le point de départ des travaux porte sur la distinction entre l’entreprise et la société de capitaux qui lui sert de support juridique (11).

  • La société de capitaux est définie et encadrée par le droit, elle se réfère à un collectif précis, celui que forment les actionnaires ; par contre, le droit ne définit pas l’entreprise ;
  • Cependant, à travers la responsabilité limitée des actionnaires, le droit établit une distinction nette entre les actionnaires et la société qu’ils forment. Notamment par la séparation des patrimoines et l’abus de bien social ; ou encore, par la référence à l’intérêt social, qu’on ne peut pas simplement identifier à celui des actionnaires.

D’où la critique de la propriété de l’entreprise par les actionnaires. Son intériorisation par les acteurs a conduit à ce qu’Olivier Favereau a appelé « la grande déformation » de l’entreprise.

Il est apparu en outre que l’entreprise reste un objet difficilement saisissable : peut-on appréhender le collectif qu’elle forme à travers les seuls salariés ? jusqu’où s’étendent ses limites ? Ses responsabilités ? Les théories comme le droit apparaissent insuffisants pour la cerner.

Les chercheurs ont ainsi été conduits :

  • À interroger nos conceptions de l’entreprise en considérant, en particulier, ses fondements juridiques et anthropologiques, la nature des pouvoirs qu’elle exerce ou auxquelles elle est soumise.
  • À tenter ensuite de préciser les fondements de l’entreprise pour combler ce qui apparaît comme un déficit théorique afin de pouvoir dépasser des représentations de l’entreprise qui sont problématiques, parce que trop réductrices.

Comme le montrera Blanche dans quelques instants, ces travaux nous amènent à souligner l’importance de la création collective. Dans l’entreprise, cette capacité est démultipliée par la forme particulière de son organisation, en particulier par sa coordination non marchande (12).

Avant de lui passer la parole, j’en précise les fondements anthropologiques.

La division du travail et son organisation au sein de l’entreprise permet de faire des économies : des réductions de coûts de production, de transaction, d’opportunisme, de stocks, etc.

Mais, au regard de la performance et de la pérennité de l’entreprise les économies sont toujours secondes par rapport aux produits et aux processus efficients que l’entreprise met en œuvre.

D’où l’importance de la création qui porte à la fois sur la production et sur l’invention des produits et des processus.

Reconnaître l’importance de cette dimension de création conduit à modifier nos représentations de l’entreprise. En effet,

  • d’une part, cette capacité de création repose essentiellement sur le travail, et sur les compétences correspondantes ; le capital, lui, ne crée pas, il rend seulement possible la création.
  • D’autre part, la capacité de création est démultipliée par les relations : principalement par les relations au sein de l’entreprise, secondairement, par les relations avec les partenaires stratégiques avec qui elle coopère.

Ainsi, alors que chaque acteur a des capacités limitées, en termes de connaissances et compétences, d’imagination, de rationalité, les relations permettent de dépasser ces limites : elles étendent le référentiel cognitif et diffusent les compétences par apprentissage mutuel ; elles démultiplient les capacités d’innovation ; enfin, le débat contradictoire, en mettant au jour les biais de raisonnement, conduisent à des évaluations plus pertinentes, des décisions plus sûres, et des jugements plus justes.

C’est pourquoi il est proposé, comme le montrera Blanche Segrestin, de penser l’entreprise d’abord comme espace d’action collective qui constitue des potentiels inédits de création.

Notes

(1) « Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. » (Jean-Paul II, Centesimus annus 31).

(2) « le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. » (CA 35).

(3) « celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles, pratique d’une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps l’exercice de la vertu de magnificence » (Pie XI, Quadragesimo anno, 56)

(4) « Tout ce qui est contenu dans le concept de “capital”, au sens restreint du terme, est seulement un ensemble de choses. Comme sujet du travail, et quel que soit le travail qu’il accomplit, l’homme, et lui seul, est une personne » (JPII, Laborem exercens, 12) « tout ce qui sert au travail, […], est le fruit du travail » (ibid).

(5) « la propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail. Cela concerne de façon particulière la propriété des moyens de production. Les considérer séparément comme un ensemble de propriétés à part dans le but de les opposer, sous forme de “capital”, au “travail” et, qui plus est, dans le but d’exploiter ce travail, est contraire à la nature de ces moyens et à celle de leur possession. Ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession – et cela aussi bien sous la forme de la propriété privée que sous celle de la propriété publique ou collective – est qu’ils servent au travail » (LE 14).

(6) « […] une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation. Elle ne s’oppose pas au marché, mais demande qu’il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l’État, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société. » (CA 35).

(7) “The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits”, The New York Times Magazine, September 13, 1970.

(8) « In The Business Roundtable’s view, the paramount duty of management and of boards of directors is to the corporation’s stockholders; the interests of other stakeholders are relevant as a derivative of the duty to stockholders.” (Business Roundtable, Statement on Corporate Governance, 1997, p.3).

(9) Lazonick, W., (2014), « Profits Without Prosperity: Stock Buybacks Manipulate the Market and Leave most Americans Worse Off », Harvard Business Review, September: pp. 47-55.

(10) À la « distorsion conceptuelle » de l’économie, correspond ce qu’Olivier Favereau a appelé « la grande déformation » de l’entreprise (Entreprises : la grande déformation, Parole et Silence, 2014).

(11) Cf. J.-P. Robé, L’entreprise et le droit, Paris : PUF Que sais-je ?, 1999.

(12) Dans l’entreprise, la coordination est appuyée sur la subordination des collaborateurs, et assurée par le(s) dirigeant(s).

CONFÉRENCE DU PÈRE BAUDOIN ROGER (jeudi 19 novembre 2015)