Dans ce texte programmatique, Bernard Esambert, après avoir situé la problématique des travaux de la Fondation, formule douze points (concepts ou questions) qui doivent guider la réflexion pour l’établissement d’une Charte universelle des règles éthiques du libéralisme. C’est dans ce cadre qu’ont lieu nos conférences. Nous souhaitons également recueillir vos avis, réflexions et commentaires.
L’espèce humaine ressemble furieusement à un véhicule en pleine accélération, conduit par d’innombrables pilotes vers un avenir incertain.
Tout a commencé dans les années 1960, quand le commerce mondial s’est mis à croître beaucoup plus rapidement que la richesse (le PNB) mondiale. Le progrès et un rythme effréné des moyens de transports des produits et les informations ont accéléré le mouvement.
Aujourd’hui les échanges internationaux représentent plus du tiers du PNB mondial et nous travaillons tous deux jours sur trois pour l’exportation. Les exportations d’usines puis des laboratoires de recherches pour suivre et naturaliser les produits, donc les transferts de capitaux ont suivi.
Ainsi est née la mondialisation dont on nous rebat les oreilles. La libéralisation des marchés ainsi que la financiarisation de la sphère économique ont fait le reste, et nous vivons désormais dans un monde de marchands produisant massivement du confort matériel, des services et des images. Le contexte est celui d’un combat économique qui a transformé la planète en champ de bataille, sans morale ni spiritualité. Si sur le plan matériel, le libéralisme des temps modernes a apporté la satisfaction des besoins vitaux à des centaines de millions d’individus, il a creusé l’écart entre une société de consommation qui déborde de biens matériels et d’images pour les uns sans procurer un minimum vital décent pour les autres.
Sans doute la source de nos passions est-elle l’amour de soi. Mais elle se double d’une réciprocité, l’assujettissement à l’autre. On n’est jamais quitte à l’égard d’autrui car on se construit au contact de l’autre. L’homme seul ne peut survivre et c’est dans le contact avec ses semblables, avec le groupe, qu’il apprend les codes de la société : sortie de soi, solidarité, compassion. Tant il est vrai que pour prospérer depuis des centaines de milliers d’années le sapiens a eu besoin des autres pour survivre. La morale est peut-être d’abord génétique mais elle peut s’imposer aussi à nous sans notre consentement, sans qu’il nous soit possible de nous dérober. Je suis « malgré moi pour les autres ». Nulle magnanimité, c’est mon destin d’homme façonné par d’innombrables générations et par ma construction auprès des autres. Si je suis homo empathicus, c’est par nécessité.
Car même si la vie était appropriation et assujettissement des plus faibles, si rien n’était ni bon ni mauvais, le plus efficace devenait sans limite le plus fort, la violence devrait malgré tout s’apprivoiser, faute de quoi son coût, dans une société composée de maîtres et d’esclaves, risquerait de devenir inacceptable
Il s’agit dorénavant d’envisager un libéralisme éclairé prenant en considération la notion de solidarité au sein de l’espèce humaine. Sans oublier la justice, l’un des tous premiers concepts inventés par l’homo sapiens sapiens. Les États responsables de la préparation de l’avenir sont devenus des États du palliatif dispensateurs de protection et de consolation. Partout l’injustice est dénoncée mais elle persiste sous de multiples visages comme celui, honteux, du chômage. La mondialisation s’est développée beaucoup plus rapidement que ses nécessaires régulations et l’apparition d’un code éthique au niveau mondial.
C’est sur ces plans qu’il convient désormais d’agir pour mettre de l’ordre dans notre image du monde et pour que le libéralisme, remarquable facteur de développement, reste un moyen et ne se transforme pas en une religion sans garde-fous.
Le siècle des lumières prétendait émanciper l’homme du despotisme et des préjugés. Les temps modernes ont enfanté un capitalisme généralisé à l’ensemble de la planète, un libéralisme appliqué presque partout sans bénéficier du respect général. Pour beaucoup ce capitalisme use et corrompt et crée ainsi les germes de sa destruction, d’ailleurs peu probable tant il a triomphé de multiples cancers. La culture-monde est loin de déboucher sur un consensus dans ce domaine. Car la réflexion économique a pris son autonomie par rapport à la morale. La crise récente a braqué les projecteurs sur ce divorce. Faute du principe d’équité et de responsabilité socio-économique, les marchés se sont financiarisés et l’appât du gain a succédé au « doux commerce ». De la Grèce antique à l’Europe du Moyen-âge l’analyse économique était une branche de la morale et de la théologie. Et pour Adam Smith, l’un des « pères fondateurs » de la science économique, l’économie qu’il analysait dans « La Richesse des Nations » (1776) n’était pleinement efficace dans la production et la distribution de richesses, dans une société et un Etat bien gouverné, que si elle reposait sur un socle moral solide et généralisé, décrit dans « The Theory of Moral Sentiments » (1759-1790). Les phases d’essor de l’économie marchande ont conduit l’économie à devenir politique dans son rôle majeur dans l’évolution des sociétés. Depuis quelques décennies et surtout quelques années l’appât du gain a transformé de nombreux nouveaux maîtres du monde en spéculateurs sans garde-fous : l’homo economicus est en train de devenir surtout un spéculateur financier davantage qu’un marchand ou un consommateur.
Le libéralisme s’est adossé, il y a longtemps, à des valeurs incontestables : l’honnêteté, le respect des autres et de la parole donnée, le travail et le bel ouvrage, la transmission du savoir… Dans nos sociétés modernes, ces valeurs sont épisodiquement devenues presque dérisoires.
Le capitalisme égalitaire, c’est un bateau sans voile, sans moteur et sans timonier mais la gestion actuelle des gains financiers, des salaires, bonus, retraites garanties des managers commence à donner une image dégénérée du capitalisme. Comment demander des sacrifices à ceux qui ne partagent pas équitablement les résultats d’une entreprise. Un tel système bloque tout espoir de consensus. D’où la nécessité d’une nouvelle sagesse prenant en compte une responsabilité intergénérationnelle, l’aspiration à une société plus juste et la notion du bien commun. Dans ce domaine la sphère économique ne se distingue pas des autres sphères de la vie sociale.
Il ne sert à rien de danser la danse du scalp devant le libéralisme et de vouer le libéralisme aux gémonies, il faut simplement le doter d’un code moral qui le rende acceptable à la majorité. Qui recrée un peu de vertu et de grâce dans le système en déclinant l’immense désir de justice et de dignité de l’homme du XXIème siècle. Confucius notait que ne pas agir quand la justice commande c’est de la lâcheté. Le juste est la seule règle du confucéen dans les affaires du monde. Confucius, toujours lui, avait défini de la façon suivante le principe qui pourrait servir de guide pour toutes les actions de la vie : « Ne jamais faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent. »
La partie du monde qui a fait le tour du supermarché aux cent mille produits serait bien inspirée de mettre en place sans postures morales excessives un capitalisme moins gaspilleur de ressources rares et de génie créateur, d’anticiper un peu sur le mouvement en faisant rattraper la science par le politique. Comme la démocratie, le libéralisme est le moins mauvais des systèmes mais il est loin d’être parfait. La frilosité des politiques qui se contentent de gérer l’histoire telle qu’elle existe est dérisoire. Quand « les ruines menacent de recouvrir les espérances », il est temps d’agir.
Par un gigantesque effort d’éducation, principale source de valeurs dans l’évolution du monde. Et ceci au moment où dans nombreux pays les dépenses d’éducation baissent en proportion du produit intérieur brut tandis qu’une crise des vocations liée aux bas salaires et au standing social insuffisant des enseignants risque de conduire à un désamorçage des systèmes d’enseignement à la base.
Par la satisfaction d’une revendication de justice et d’éthique qui déborde des croyances religieuses. Car pour beaucoup, qui ne reprennent pas à leur compte la formule attribuée à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », un code moral peut se concevoir indépendamment de toute base religieuse. Dans la mesure où l’humanité a tout expérimenté depuis les quelques milliers d’années que l’homme a commencé à penser, un code éthique ne pourrait-il être bâti à partir des convergences et des domaines communs que l’on peut observer entre différentes religions comme le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam ; et les grands principes que l’humanité a adoptés sans toutefois toujours les appliquer comme les droits de l’homme issus des révolutions américaine de 1776 et française de 1789.
La mondialisation s’est développée beaucoup plus rapidement que ses nécessaires régulations et l’apparition d’un code éthique au niveau mondial. C’est sur ces deux plans qu’il convient désormais d’agir pour mettre de l’ordre dans notre image du monde.
Côté régulation les organismes sont trop dispersés : l’ONU, l’OTAN et les États-Unis pour la gendarmerie du monde, la Banque Mondiale, le FMI, le G2, le G8, G73, … pour l’économie. Tous et toutes datent d’années récentes à l’exception de l’OMC, d’ailleurs imaginée dans les accords de Bretton Woods. Il apparaît évident que le monde ne pourra faire l’économie d’une organisation confédérale, débouchant sur un minimum de fédéralisme, lui permettant de mettre de l’ordre dans la guerre économique.
Certains lisent l’économie comme une religion avec son Dieu, sa bible et son clergé. Quant à nous autres sécularisés, prenons la distance qui convient. Le propre d’une idéologie est de se transformer en une vérité qui ne doit pas être débattue ; l’économie est en train de devenir une telle idéologie. Elle a ses mythes, ses espoirs, ses croyances, ses druides, son ciel et sa terre. Les hommes s’aiment assez pour supporter d’être ensemble mais pas de devoir partager leurs biens. Comment modérer la passion de la concurrence avec un peu de cet amour du prochain ? Telle est une des autres questions posées au libéralisme. Nous sommes une fois de plus plongés dans une crise du sens. Et nombreux sont ceux qui sont prêts à suivre le premier gourou venu ; actualisant ainsi la célèbre formule de Marx sur la religion, opium du peuple. La modernité serait-elle un don vénéneux ? Un pape dénonce : « La mondialisation de l’indifférence ». Notre patrimoine génétique se réveille épisodiquement et nous fait donner dans la compassion ou l’humanitaire et invoquer la fraternité oubliée. Ainsi récupère-t-on par ces « orages émotionnels » la dimension biologique de la parenté entre les hommes.
Il y a une mondialisation idéale, celle où le progrès de chacun contribue au progrès de tous. Mais comme l’a écrit François Perroux, le progrès n’est pas une « fatalité heureuse » ; il dépend de la persévérance dans l’effort et le risque est grand que la jungle de l’inconnu n’entraîne un retour aux idées simples comme l’extrême nationalisme, le racisme ou l’intégrisme. Les chevaux de l’apocalypse ne sont jamais très loin.
Rêvons d’un dialogue entre Averroès, Maïmonide, Saint Thomas d’Aquin et Aristote qui réanimerait l’entrelacs des révélations et de la raison. D’un pari de Pascal étendu à l’ensemble de l’irrationnel et du rationnel. La raison et la foi s’adossant, quoi de plus humain pour faire face à nos interrogations.
Une sagesse pourrait s’en dégager, libre d’ailleurs de toute tutelle religieuse car résultant de la pluralité religieuse, surtout si l’on fait également appel à quelques prix Nobel de la paix, responsables d’ONG, grands scientifiques et philosophes connus pour leur qualité humaine (des entrepreneurs d’humanité) et quelques libres penseurs et fervents partisans des droits de l’homme.
Car nous sommes tous des enfants d’Abraham, de la raison, de la sagesse. L’islam n’est pas forcément la solution, pas davantage que le seul christianisme ou le judaïsme. C’est leur somme et le respect de l’autre qui peuvent nous rapprocher du ciel ou du sens sans nous faire perdre le contact avec le sol à condition que nous abattions nos idoles sources d’égoïsme et d’intolérance pour ajouter à l’important chiffrable l’essentiel qui échappe aux chiffres. Il arrive que des idées déchirent la pensée comme des poids trop lourds déchirent les muscles. Un code éthique élaboré par un cénacle composé de représentants des religions et complété on l’a vu par d’autres « entrepreneurs d’humanité », notamment agnostiques, consoliderait de jeunes démocraties un peu partout dans le monde, freinerait l’absentéisme du cœur qui accompagne souvent la concurrence sans frein. De nombreuses prémisses d’un tel code éthique des temps modernes existent. Le congrès mondial des imams et des rabbins, les Nations Unies, au travers de réunions initiées par Kofi Annan (Global Compact 1999), le parlement des religions du monde et l’OCDE ont chacun de leur côté exploré le champ général de l’éthique.
L’intérêt de la réunion suggérée ici de tous ces grands sages regroupant les forces vives de toutes les spiritualités serait de dire une Parole, la parole de dieux qui ne se combattent plus, chaque religion devant trouver son chemin vers ce fond commun et lutter contre son propre sectarisme.
Dans les grandes religions monothéistes, à des degrés divers, Dieu parle à l’homme qu’il souhaite pleinement responsable. Tout homme est jugé sur ses actes. Il appartient donc à l’homme de rassembler les étincelles divines et d’humaniser le monde. Dans « Les origines du christianisme » Renan écrivait déjà : « La morale est entrée dans la religion ; la religion est devenue morale. L’essentiel, ce n’est plus le sacrifice matériel. C’est la disposition du cœur, c’est l’honnêteté de l’âme qui est le véritable culte […]. Le règne de la justice, oui, telle est bien la loi de ces anciens prophètes […] ».
Il ne s’agit pas d’effectuer la synthèse entre économie et morale mais d’envisager une nouvelle façon d’appliquer la morale à l’économie afin de donner un nouveau souffle à notre système économique actuel. Et ceci au travers d’une « convention » de personnalités mondiales débouchant sur une « charte éthique du libéralisme » suivie de sa très large diffusion multilingue et multimédia.
***
Dans cet esprit le premier concept qui vient à l’esprit est bien entendu celui de justice. Pascal a raison de rappeler que les gens n’obéissent aux lois que parce qu’ils les croient justes. Le mot justice désigne des exigences morales qui se situent au plus haut sur l’échelle de l’utilité sociale et qui sont même source d’une obligation suprême. Ce n’est pas forcément le rôle des chefs d’entreprise et des économistes d’administrer la justice mais sa véritable liberté sous-jacente. Repose-t-elle sur un ensemble d’états (la bonne santé, un logement décent, la possibilité de se nourrir, de lire, d’écrire, d’accéder à un minimum d’éducation) sur lesquels la convention pourrait se pencher et fixer au monde des entreprises quelques règles de comportements afin que chacun puisse mener une existence décente. Étant entendu que les chefs d’entreprise ne sont pas pour autant lourds de destin moraux. Étant entendu aussi que si la concurrence est une règle du jeu extraordinairement efficace du monde économique libéral rien n’interdit de la réguler par un « code de la route », le but restant toujours de gagner c’est-à-dire d’obtenir en permanence la plus grande rentabilité pour les capitaux investis ; ce qui n’empêche pas de semer le chemin des entreprises de contributions à l’équilibre social, à condition d’être sûr que la très grande majorité d’entre elle continuera à progresser. En cela le système capitaliste fondé sur la plasticité et la capacité d’adaptation d’un très grand nombre d’unités, offre infiniment plus de souplesse que les systèmes marxistes où la stratégie des entreprises consiste souvent à exécuter des instructions venues de l’extérieur. Si le cœur humain goûte les idées de bien et de perfection dont il s’éloigne dans la pratique, les entreprises ne pourraient-elles fréquenter pour s’en imprégner les mêmes concepts ?
Le second concept qui fonde la vie en société est celui de dignité humaine. Tout portrait de l’homme exprime une élévation, un souci de l’autre, un objectif de coexistence fraternelle déjouant la malédiction du meurtre d’Abel par Caïn. La dignité humaine est l’une des rares notions sur lesquelles il est possible à la plupart d’entre nous de se mettre d’accord au moins dans une certaine mesure. Deuxième question posée à la Convention : Comment se décline-t-elle dans le libéralisme ? Comment celui-ci peut-il éviter de déboucher sur l’humiliation, sur la transgression des droits de l’homme ?
La troisième question porte sur le devenir de l’espèce humaine, nos enfants. Encore aujourd’hui dans de nombreux endroits, l’enfant est traité comme un esclave incapable de se défendre des prédations dont il est l’objet. Il est aveuglant que la solidarité intergénérationnelle nous commande de donner l’autonomie intellectuelle à nos enfants avant de les faire entrer dans un monde du travail souvent rude et brutal. Pouvons-nous appliquer partout dans le monde, sans nuance, les règles qui régissent l’éducation dans les pays d’occident ? Peut-on accepter une formation première plus réduite à condition qu’elle se double très rapidement d’une formation permanente inscrite dans la durée et l’efficacité ? Sans doute avec beaucoup de prudence dans le respect de cette autonomie intellectuelle, fondement de la maturité de toutes les jeunesses.
La quatrième question porte sur l’égalité des chances au départ, condition de l’acceptation des hiérarchies et espoir de promotion pour soi et ses enfants. C’est un des plus puissants moteurs du comportement humain. On est souvent loin du compte dans le système libéral où la promotion se fait essentiellement par modification des structures qui offrent davantage de postes à statut plus élevé et où la mobilité ascendante se réduit fortement à l’occasion des crises économiques et de leur prolongement.
Comment échapper à la disqualification sociale, telle est la cinquième question posée à la Convention.
La sixième concerne l’égalité homme/femme et sa traduction dans le monde du travail. Il est évident que dans de nombreuses fonctions la femme égalera l’homme et même le dépassera comme c’est déjà le cas dans plusieurs domaines. Comment accélérer le mouvement, le rendre irréversible, par création d’une culture nouvelle dont on peut se demander pourquoi elle n’est pas arrivée à maturité plus tôt, ou par des voies plus contraignantes (quota, …). L’histoire est en marche dans ce domaine ; faut-il l’accélérer, la contraindre ?
La septième question porte sur le pouvoir dans l’entreprise : sa concentration au sein d’un nombre restreint d’hommes constituant des castes plus ou moins fermées et souvent coupées de la base, de la masse des travailleurs, des ateliers de production ne va pas sans poser des problèmes tant la gestion de nombre d’entreprises est devenue complexe, anonyme, impersonnelle, éclatée, morcelée et tant il est difficile d’appréhender dans leur ensemble et dans leur variété toutes les questions qu’elle suscite. À l’échelon inférieur règne encore trop souvent le travail déshumanisant ; aux échelons intermédiaires une fraction du pouvoir se répartit entre des hommes qui n’ignorent pas qu’ils n’en auront jamais beaucoup plus et sont engagés dans des carrières sans relief, génératrices de frustrations; tandis qu’au sommet les « happy few » continuent à avoir le pouvoir de sacrifier tous les autres sur l’autel de la rentabilité. C’est ainsi que l’on pourrait résumer la façon dont certaines entreprises prétendent encore aujourd’hui se gérer par l’utilisation d’un libéralisme basé sur une conception erronée de la liberté qu’il sous-tend. Sans aller jusqu’à imaginer que « si l’homme commence à penser avec son cœur, c’est un grand miracle », suivant la formule d’Einstein, on peut supposer que notre prédisposition au lien social justifie des modes de gestion moins rétrogrades. Question accessoire si l’on ose dire : Quel doit être le réel statut des personnes âgées et des handicapés dans l’entreprise ? Paul Ricoeur disait : « Je veux que ta liberté soit. » Comment peut-on d’ailleurs imaginer que de telles discriminations ne sont pas une violation des droits de l’homme au détriment de la productivité car elles minent le soubassement social qui crée de la cohésion ?
Huitième question : elle est posée par l’apparition de la cupidité dans le monde des rémunérations. Les inégalités de revenus et de fortune ont atteint des niveaux sans précédent depuis un siècle, et ont à leur tour engendré de fortes différenciations des modes de consommation. La relative convergence des modes de vie des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale se trouve ainsi interrompue, les nouveaux riches accédant à un mode de luxe spécifique et les autres vivant de plus en plus à crédit dans une société de l’image leur offrant des ersatz de produits de luxe. Une minorité de quelques petits pourcents de la population accapare désormais une part de plus en plus grande des revenus et des patrimoines. L’inégalité des fortunes accentue le phénomène car les fortunes croissent environ deux fois plus rapidement que les revenus. Pourtant Keynes écrivait déjà : « Nous pensons qu’on peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes, mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle. Il existe des activités humaines utiles qui pour porter leurs fruits exigent l’aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée… Mais pour stimuler ces activités il n’est pas nécessaire que la partie se joue à un taux aussi élevé qu’aujourd’hui. » Pour beaucoup il ne reste aujourd’hui que le plaisir, la jouissance illusoire du « tout, tout de suite » si bien exploité par les techniques marchandes contemporaines. D’une certaine façon notre société réduit l’esprit à la matière. On est loin du système hébreu de la remise périodique des dettes. Pour quelques privilégiés gérer ou travailler dans une banque est plus profitable que la cambrioler. Sans oublier que tout ceci est parfaitement contraire aux règles de l’économie de marché telles que les a définies Adam Smith. Le marché, disait-il, ne peut jouer son rôle de « main invisible » que si chacun des acteurs modère son appétit et garde le souci du bien de la communauté à laquelle il appartient, formule d’ailleurs reprise sous une autre forme par Milton Friedman, le pape de l’école de Chicago, pourtant libéral à l’extrême. Comment modérer cet appétit de jouissance ? Comment réduire l’ampleur de cette loterie phénoménale qui s’est mise en place (il y a un demi-siècle la grille des rémunérations allait de 1 à 15 dans le meilleur des cas : ridicule à l’âge des « golden boys »). Faut-il ramener à des proportions raisonnables le rapport du décile des mieux rémunérés à celui des plus mal lotis et le suivre dans le temps ? Y a-t-il un juste ratio entre les salaires les plus élevés résultant d’innovations qui ont fait progresser l’humanité et les autres ? Pour les uns, il suffit de taxer beaucoup plus les revenus élevés et les grandes fortunes, ce qui poussera à toujours plus d’évasion fiscale ; pour d’autres (Warren Buffet, Bill Gates…) il est indispensable de développer une culture du mécénat à beaucoup plus grande échelle : ceux qui ont beaucoup reçu doivent beaucoup donner. On y reviendra.
Question dans la question, posée à la Convention : Peut-on imaginer le ratio de la juste rémunération d’une juste innovation par rapport aux enrichissements d’opportunité ? La répartition des avantages doit-elle être telle qu’elle entraîne la coopération volontaire de chaque participant y compris les moins favorisés à une œuvre commune ? La très grande réalité du problème n’est-elle pas attestée par les hommes de la bible puisque les évêques s’émeuvent désormais des faramineux bonus accordés aux traders et autres financiers ? Et n’est-ce pas tant le cheminement et la démarche engagée qui importe, que le résultat. À tout le moins peut-on imaginer que chaque entreprise se dote désormais d’une structure (comité d’éthique, …) lui permettant de commencer à réguler ce domaine ?
Neuvième question posée aux membres de la Convention : le retour sur le devant de la scène du travailleur pauvre et la précarisation des relations du travail ne méritent-elles pas un éclairage particulier. Dans les époques de croissance soutenue le problème ne se pose pas ; tel n’est malheureusement plus le cas, nulle part dans le monde. Le moment n’est-il pas venu de réanimer un débat sur la vocation de l’entreprise ? Elle est bien entendu de faire du profit et de le comparer à celui des autres mais on peut ajouter à cette obligation première un principe qui donnerait du sens au rôle des gestionnaires, celui de la préservation de leur potentiel humain. Ainsi pourrait-on éviter que les salaires soient de façon permanente la variable d’ajustement économique en cas de difficulté. S’il est clair que le résultat de l’entreprise est l’obligation de donner du sens à la vocation de l’entreprise, si ce principe se généralisait pour éviter toute distorsion de concurrence, cela pourrait conduire à une nouvelle approche des relations dans l’entreprise. Pourrait-on s’engager dans cette voie et sous quelle forme ? La création d’un passeport social pour chaque salarié permettant à celui-ci formation et reformation permanents, moyens importants apportés aux systèmes de reconversion et de changement d’emploi, toutes ces idées qui germent actuellement dans l’esprit de sociologues de l’entreprise ne sont-elles pas à encourager ? Notre patrimoine génétique a été conçu dans un certain environnement lorsque nous étions des chasseurs et des pêcheurs. Notre patrimoine actuel ne peut-il utiliser ces fondements pour améliorer notre « vivre ensemble », pour aller vers l’inclusion plutôt que vers l’exclusion.
Dixième question : La philanthropie ne doit-elle pas faire partie du « bien agir » comme disait Aristote ? À ceux qui ont beaucoup reçu n’est-il pas légitime de demander beaucoup ? (Cf. supra) Certains objecteront que la charité n’a jamais fait disparaître la misère. Elle reste une action qui avec son originalité s’ajoute à d’autres pour en réduire les effets. Elle peut être aussi une façon de créer du terreau pour le créatif, le bénévolat, l’hybridation, le métissage culturel : partout dans le monde, le système associatif joue un rôle rapidement croissant dans les relations humaines. À condition d’éviter l’écueil d’une éthique conçue comme un glaçage superficiel. Si Camus a raison de dire que nous n’aimons pas l’idée d’être responsable du malheur des autres, la philanthropie est-elle une façon de nous dédouaner de nos responsabilités ?
Onzième question posée aux « conventionnels » : Ne faut-il pas faire violence à la violence ? L’histoire de l’humanité c’est peut-on espérer d’en finir un jour avec la violence de l’humanité. En revenant aux fondamentaux qui ont pour noms : l’homme, ses origines, son destin et la dérisoire précarité de sa traversée.
Bien entendu d’autres questions mériteraient des débuts de réponse ou de méthode s’agissant des enrichissements sans cause, de la prévarication, de la corruption (douzième question) et bien entendu de la nécessité de préserver la planète merveilleuse et fragile qui nous héberge, de la création de solidarité dans les immenses mégapoles où la misère et la violence détruisent le tissu social. Nous sommes la première génération qui a les ressources, les moyens, les technologies, les sciences pour résoudre la plupart de nos problèmes. Ce qui veut dire qu’elle a davantage de responsabilités que celle de nos parents et de nos aïeux. Surtout si l’on se souvient qu’il y a 1,5 milliards d’individus qui vivent avec un revenu légèrement supérieur à un dollar par jour, 2,5 milliards qui ont au mieux deux dollars par jour, que l’espérance de vie est la plus faible et de loin en Afrique (moins de quarante-cinq ans), que mille femmes meurent tous les jours en accouchant, … On peut dans ces conditions être moraliste et même un peu moralisateur, sans que le mot tue…
En réalité une société libérale ne saurait s’identifier à une société laxiste, affairiste, … Dès que les préceptes issus de l’expérience des siècles passés ne sont plus observés les sociétés entrent inévitablement en décadence. La décadence est « une vacance des idéaux ».
Y a-t-il un équilibre possible entre liberté et responsabilité, propriété et équité, jouissance et limitation, science et morale, rationnel et affectif… Une certitude en tout cas : de cette coopération des contraires pourrait naître un tout éthique unificateur ! « C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles. », écrivait Shakespeare dans Le Roi Lear ; sommes-nous en position d’aveugles guidés par des dirigeants fous? Certainement pas pour la majorité d’entre eux. Ils font de leur mieux et l’apparition d’un code éthique du libéralisme leur apporterait une colonne vertébrale morale bienvenue. Mais dans la seule et unique tribu que devient l’humanité c’est surtout par capillarité et vertu de l’exemple qu’un tel code éthique doit faire sentir ses effets. Notre liberté et notre responsabilité y trouveraient motif à s’exercer pleinement. Le libéralisme ainsi tempéré y gagnerait ses lettres de noblesse.